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May El-Khalil fait courir les Libanais pour la paix
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May El-Khalil fait courir les Libanais pour la paix
L’été en séries : Ils changent leur monde… 3/6. Au Liban, May El-Khalil, rescapée d’un terrible accident, a fait d’une épreuve sportive un symbole d’unité dans un pays fracturé par la religion et la politique.
Par Flore Vasseur Publié le 21 août 2013 à 13h51 – Mis à jour le 22 août 2013 à 19h54
L’été en séries : Ils changent leur monde… 3/6.
May El-Khalil sur la scène de TEDGlobal à Edimbourg.
May El-Khalil sur la scène de TEDGlobal à Edimbourg. JAMES DUNCAN DAVIDSON/TEDGLOBAL CONFERENCE
Le 11 novembre 2012, 33 000 personnes ont pris le départ du marathon de Beyrouth, bataillant contre la pluie, le froid, le vent. Et la guerre civile. En dix ans, l’épreuve est devenue l’une des manifestations sportives les plus importantes du Proche-Orient et un symbole précieux : celui de l’espoir et de la coopération dans l’une des zones les plus fragiles du monde. Celui d’une société civile en quête d’apaisement. Cet événement, hautement politique, a été rêvé, lancé, porté par une femme autodidacte, au corps cassé mais à la volonté de fer : May El-Khalil.
En juin, à Edimbourg, sur la scène de TEDGlobal, en jean délavé, talons aiguilles et veste d’homme, la petite cinquantaine, elle confirme : toutes ces années, le Liban s’est divisé, affronté : “Notre Parlement a démissionné, nous n’avons pas eu de président ni de premier ministre pendant de longs mois, mais chaque année depuis 2003, il y a eu un marathon”, traversant les différentes parties de la ville meurtrie et ses dix-huit communautés religieuses. Une fois par an, May El-Khalil met tout le monde d’accord. “Ce n’est pas tant le projet que mon histoire qui les a convaincus.” Celle d’une résilience, qu’elle raconte sans forfanterie.
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Druze, May El-Khalil grandit dans les années 1960 sur les hauteurs du mont Liban, à Aley : “On vous enseigne que la vie vous a été donnée pour accomplir certaines choses.” A 18 ans, elle se marie avec l’amour de sa vie, un entrepreneur libanais. Elle le suit au Nigeria où il se voit confier la licence Fanta et Coca-Cola. Femme d’expatrié, May El-Khalil n’a pas le droit de travailler. Alors elle “joue le rôle de l’épouse consacrée à la carrière de son mari”.
Ils ont quatre enfants, l’activité de son époux prospère, May El-Khalil ne tient pas en place. “J’étais comme une éponge là-bas, j’avais toujours ce besoin d’aider et aussi de canaliser mon énergie, de me discipliner. Et j’ai fait cela avec le sport.” Elle se met à l’aérobic, devient professeur. Elle découvre la course à pied, attrape le virus, cavale sur de longues distances. “C’était comme une méditation. J’avalais des kilomètres en rêvant énormément, me demandant comment je pouvais bien essayer d’être utile dans cette vie.” Elle crée une ONG locale avec des épouses libanaises, ronge son frein.
DEUX ANS À L’HÔPITAL
La famille rentre définitivement au Liban après vingt-trois années d’expatriation, au début de l’an 2000. Le pays sort de la guerre civile. May El-Khalil continue ses courses, partout : “Longtemps, j’ai été l’une des seules femmes à courir dans les rues de Beyrouth.” Un matin de novembre 2001, perdue dans ses pensées, en plein effort, elle ne voit pas le bus, ne l’entend pas klaxonner. Il l’écrase contre la rambarde de sécurité : deux fémurs cassés, hanches et dents brisées, peau arrachée, coma prolongé. May El-Khalil reste deux ans à l’hôpital. “Jusqu’alors, je courais sur la corniche pendant des heures. C’était assez inhabituel. Je souriais, disait bonjour. Je devais susciter quelque chose de positif. Les gens m’ont remarquée. Et quand j’ai disparu, ils m’ont cherchée. Il n’y avait pas un jour sans que quelqu’un, souvent que je ne connaissais pas vraiment, ne m’apporte des fleurs ou ne vienne me tenir compagnie.”
May El-Khalil ne pourra plus courir. Elle subit 36 opérations pour pouvoir remarcher, passe par toutes les étapes : le déni, l’effondrement, et puis le rebond. “Tout le monde m’aidait. Je voulais donner le change. Il me fallait un projet pour nous tous.”
COURIR PAR PROCURATION
Sur son lit d’hôpital, elle se remet à rêver : elle va courir par procuration, organiser un marathon. A peine debout, elle va voir les écoliers, les miliciens, les parlementaires, le maire, le président de la République même : “Il fallait introduire le concept de la course à pied dans un pays qui était toujours au bord de la guerre civile, auprès de personnes qui passaient leur temps à s’opposer, à s’entretuer.”
Touchés par son histoire, bluffés par son culot, la plupart s’inclinent devant son rêve : le Liban peut être autre chose qu’un pays fracturé par la religion et la politique. Le sport peut faire disparaître les clivages, même si ce n’est qu’une journée.
Les sponsors ne se pressent pas. Alors, son mari finance le lancement : deux ans après son accident, la première édition du marathon de Beyrouth accueille 6 000 coureurs dans un calme olympien. “A partir de là, notre projet a grossi en même temps que les problèmes politiques du pays.” May El-Khalil s’adapte, ne lâche rien. Après l’assassinat du premier ministre, Rafiq Hariri, en 2005, le pays se trouve au bord du chaos. Elle organise une course de 5 km, le 14 février : 60 000 personnes s’élancent vêtues de blanc dans un silence plus fort que la colère. Ces “réunions” deviennent des symboles de paix et d’unité, une fête nationale. “C’est une plate-forme pour tous les partis, qui affichent ici leurs bonnes intentions, dit-elle. En Occident, vous courez pour montrer que vous êtes individuellement forts. A Beyrouth, nous courons pour montrer que nous pouvons aussi être unis.”
Elle veut croire que le conte n’est pas terminé. La petite Druze mariée à un riche entrepreneur, femme au foyer accro à la course à pied, polyfracturée de la route a réussi à faire courir son monde : les Beyrouthins meurtris par les tensions, les femmes, les enfants, les parlementaires, les membres de la force ONU au Liban… Aujourd’hui, elle rêve de faire entrer “son” marathon dans le circuit des meilleures courses internationales.
Placée à côté de la mêlée, May El-Khalil peut parler à tout le monde. Elle n’a jamais douté de son bonheur ni de son énergie. Elle devait “accomplir quelque chose”. Elle l’a trouvé. Sur sa route et à son rythme.
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